marie au bhutan

Sunday, November 12, 2006

Il est parti
4 novembre 2006
Ca y est, le frère de Sonam est parti. Parti dans la matinée, envolé l’après midi car ce jeudi était auspicieux. La famille de Sonam, relativement pauvre, ne pouvait se permettre d’attendre le prochain en veillée funéraire. Je suis donc allée rejoindre mes collègues au crématorium. En effet, au Bhoutan, pays Bouddhiste, on brûle les morts. Le crématorium comporte 4 parties. L’une crématorium moderne en panne jamais utilisé, l’autre que j’appellerai le bûcher, 5 cubes ouverts en ciment sous un auvent à 5 mètres du sol, 5 salles divisées en deux pour que les familles des défunts puissent cuisiner et accueillir les proches, la salle de prière de laquelle les moines lancent leurs incantations. Aucune personnalisation, aucun discours sur le mort juste des flammes dévorantes, des offrandes impersonnelles et l’odeur acre des corps qui brûlent à peine couverte par celle de l’encens.Je me suis demandée pendant quelques secondes où était actuellement les corps, sous le bûcher, à l’intérieur de la fondation en ciment. Puis les psalmodies enivrantes des moines, ont soufflé ces questions au loin. On reste là, avec mes collègues, sous les cendres, dans le froid, à regarder ces corps littéralement partir en fumée. Cette atmosphère hors du temps est juste ponctuée par les génuflexions de Sonam et de ses parents. Pas de larmes, cela retiendrait le corps du défunt sur terre. L’accompagner et le laisser partir. Comme partout au monde, on essaie de nous gaver de boissons chaudes et de nourriture en ce jour marqué par le deuil. J’ai toujours trouvé cela étrange ces rires autour d’un verre de vin ici d’ara (alcool de riz) alors que l’âme du défunt flotte toujours autour de nous. Lui montrer que nous continuons à vivre sans lui, que nous le laissons partir. Après nous être réchauffés à ce petit verre, nous retournons vers le froid, munis de menue monnaie. La tradition veut que nous fassions une offrande pour tous les défunts. En distribuant ces billets, nous laissons monter à la surface tous nos soucis pour que les défunts nous en débarrassent. Je n’ose pas trop regarder ces bûchers. Mais mon regard vagabonde et je suis soudain saisie par le doute. Cette bûche a une forme étrange. Je regarde en direction des autres bûchers pour voir s’il s’agit de moi ou d’un phénomène généralisé. Rien pour les deux premiers. Soulagée, je porte de nouveau mon regard sur le notre, le troisième. Cette bûche, au sommet du bûcher à une forme contondante réellement troublante. Mon regard poursuit son balayage. Et là aussi le trouble se répète mais il devient tellement évident que le doute n’est plus permis. Il s’agit vraiment d’une forme humaine noircie certes mais il n’empêche que ce corps nous regarde tous autant que nous sommes. Pauvres mortels. Ils nous surplombent avec tellement de force ces deux corps que certains de mes collègues se mettent à rire pour esquiver leur gêne. Le corps du voisin s’est maintenant hissé jusqu’aux hanches.Trop heureuse que le notre ne pointe que sa tête, je recentre mon regard sur nos flammes, sur notre perte. Cette tête noircie qui il y a quinze jours encore squattait avec ses potes dans un quelconque appart désaffecté. Il fait parti de ces victimes de la modernisation. L’attrait de la ville de sa soi-disant vie facile où l’on peut jouer aux jeux vidéo ou au billard, l’a détourné de l’exploitation agricole de ses parents. Ses parents ont essayé de le scolariser puis d’en faire un garde du corps. En vain. Cela faisait un an qu’il ne parlait plus qu’à sa sœur. Les parents agriculteurs, simples et innocents, comme disent mes collègues étaient incapables de faire face. Vivant au village au rythme des récoltes et des fêtes de la communauté, comment pouvaient-ils comprendre l’envie de devenir riche sans effort, les inégalités que l’on essaie de chasser à coup de drogue ? Une association « Rewa » ou rêve essaie d’aider ces jeunes à trouver leur voie. Elle est un peu débordée ces temps-ci. L’acharnement des hommes qui s’occupent du bûcher voisin me tire de ma rêverie. Apparemment, ils supportent encore moins bien que moi ce corps noir qui sort des flammes. Avec deux longs bâtons, ils essaient de lui faire reprendre sa place. En vain, le corps s’étire de plus en plus. Il ne veut pas disparaître cacher mais bien visible, comme si sa mort devait servir à éveiller la conscience de tous. Ils ont beau essayé de le faire rentrer dans le cadre, sous les bûches, rien n’y fait. Pauvre corps secoué comme un prunier, plus mal traité qu’un épouvantail, mais justement, il a épouvanté les gens chargés de prendre soin de lui. Ceux ci portés par les chants des moines ont perdu leurs repères, leur karma est oublié, ils ne pensent plus qu’à une chose faire disparaître ce corps qui leur rappelle leur faiblesse. Et oui, la modernité n’y a rien fait, au contraire. Ce n’est pas la télévision, ni les portables qui vous aident à vivre, encore moins pour ceux qui ne font qu’en rêver toute leur vie. L’envie n’a jamais conduit nulle part si ce n’est au malheur. Combien de moines l’ont écrit ? Ils s’acharnent sans plus aucune douceur maintenant. Il ne s’agit plus de bienséance mais de survie. Ils le briseraient en morceaux ce corps, pour échapper à leur destin. Mais ils ne le peuvent, car le feu l’a rendu dur et souple à la fois. Quelqu’un verse même sa bière sur le bûcher pour le faire ployer mais rien n’y fait. Seul le feu faiblit, rallongeant de quelques minutes la durée de vie de ce corps grotesque. C’est à ce moment là qu’un de mes collègues, me tire de mon hébétude et me propose de rentrer. La nuit est tombée. Il est probable que la cérémonie ne prenne fin qu’à minuit. Les cendres rejoindront la rivière sans moi. Il me demande si je vais bien. Apparemment je suis pâle. Oui je vais bien même si je dois reconnaître que cette incinération m’affecte plus qu’elle ne devrait considérant le faible lien qui me retient à cet être. Tous les morts se ressemblent. Les laisser partir, sans les oublier. Une chose que nous pourrions apprendre de la longue pratique de l’incinération du Bouddhiste. Même si on brûle les morts, on ne les ramène pas chez soi après. Il reste sur place, emportés directement par la rivière. Même si les cérémonies ne sont pas terminées, la famille est forcée peu à peu de se détacher du défunt, de faire son deuil. Les familles riches continueront en cérémonie jusqu’au 42ème jour suivant le décès. Les plus modestes, comme la famille de Sonam, se réuniront les 7, 14, 21 et 42ème jours, puis tous les ans, pour apprivoiser la mort.

2 novembre 2006
Il fait froid, c’est l’hiver. Il fait noir, c’est l’hiver. J’ai fait de mon mieux cette semaine pour positiver, ne pas rester toute la journée sous la couette à manger du chocolat pour chasser la mauvaise humeur. Je me suis levée un peu plus tôt que d’habitude pour pouvoir bénéficier de quelques rayons de soleil, je suis même allée au boulot à vélo toujours dans l’idée de doper mon taux de vitamine D. Mais BPC, entendez Bhutan Power Corporation s’est ligué contre nous. Pas d’électricité stable de toute la semaine. Pour le boulot, j’ai jonglé entre NLBP et la maison, mais pour le chauffage rien à faire. Les maisons ne sont pas isolées, les vitres étroites et peu jointives laissent le soleil dehors mais font la part belle au vent. Je superpose les pulls mais taper avec des gants, je n’ai pas encore réussi. Cette semaine m’a toutefois réservée une bonne surprise. Comme c’est l’hiver, qu’il fait nuit à 5h, bientôt 4h30, que les bureaux sont mal chauffés et que le Bhoutan se soucie du bonheur de ses citoyens nous réduisons nos horaires de travail pour les 4 mois à venir. Le bureau ferme à 4 heures. La bonne nouvelle est qu’enfin je vais avoir le temps d’écrire, écrire ce que j’ai appris ici, pour que les suivants n’aient pas tout à refaire.

24 octobre 2006
Pour passer à une note plus positive, dimanche matin à l’aube, j’ai gagné l’unique stade de Thimphu pour me lancer dans une course. Oh la la attention, rien d’extraordinaire ! A peine 5km. Un temps de merdre. 150 pelés. Mais une bonne cause et ma première course amateur à 2300 mètres d’altitude, entourée de Bhoutanais. Cela valait donc quand même le détour. Le réveil fut difficile. Soirée prolongée la veille. Lorsque le réveil m’a tiré des bras de Morphée je ne lui faisais pas la fête. Pas même besoin de mettre mon nez à la fenêtre pour me rendre compte que la pluie ruisselle sur le toit. La dernière de la saison paraît-il, celle qui recouvre les sommets de leur premier manteau blanc et abaisse la température. Ca y est, nous sommes en hiver ! Vive l’époque des polaires superposées et des doigts qui gèlent sur le clavier l’ordinateur. Ce sale temps ne laisse guère le loisir de faire autre chose que de courir quelques minutes dans les rues de Thimphu. Je me prépare donc. Vite fait. Il reste 20 min avant la fin des inscriptions. J’enfile mes fringues sales, me passe un coup d’eau sur le visage et me voilà partie. Je prends Michelle partenaire de course au passage. Nous prenons notre t-shirt et notre casquette, attachons notre numéro dans le dos et nous voilà fin prêtes. Ils nous faudra cependant attendre car ce sont les discours qui commencent à 8 heure, pas la course elle même… Le départ est enfin donné. C’est la précipitation pour partir le plus vite possible. Ne sachant pas trop à quoi m’attendre, je laisse passer ce flot empressé. Bien m’en a pris car ce qu’ils voulaient c’était partir vite ; après 500 m, le rythme avait nettement ralenti. Tant et si bien que j’ai commencé à grignoter du terrain. Je n’y croyais pas mais comme mes jambes me portaient je n’aillais les arrêter… Alors j’ai continué. Au cours d’un de mes dépassements je me suis trouvé un Bhoutanais qui m’a emboîté le pas. Il est musicien dans l’armée. Nous avons fait tout le trajet ensemble, échangeant sur nos vies respectives. Très sympa. On a même fait le sprint final ensemble. Il est arrivé 13ème, moi 12ème. Première fille. « Tu auras ta photo dans Kuensel -le journal local » me disait mon acolyte. Je commençais à réfléchir à un petit discours. C’était sans compter sur le fait que des Bhoutanais ne pouvaient accepter de donner les deux premiers prix féminins à deux étrangères Michelle et moi. Nous pouvons tout à fait comprendre. Nous cédons volontiers ces coupes à des Bhoutanaises qui pour certaines ont eu le mérite de faire la course en KIRA. Une simple mention aurait été la bienvenue cependant ; image de la coopération, de l’effort partagé en ce jour de lutte contre la pauvreté… Quoiqu’il en soit, la bonne ambiance du jour reste gravée dans ma mémoire. J’en redemande. Et puis, nous avons quand même été saluées par les représentants des ONG présentes. Bonne pub en ces périodes de vaches maigres.


23 octobre 2006
Relativiser, toujours. Lorsque la santé est là, que la famille et les amis vous entourent, tout va bien. Vendredi, alors que je me demandais comment faire passer la mauvaise nouvelle de ma non extension, je me suis fait rattrapée par une autre. Le frère de ma collègue s’est fait tabassé. Les flics l’ont retrouvé dans le coma vers une heure du mat et son état n’a pas changé depuis. Ma nouvelle n’est donc pas passée inaperçue mais presque. Le sens des priorités remis en tête, je suis allée voir Sonam et son frère à l’hôpital. Si l’hôpital est par nature un endroit déprimant, au Bhoutan il est lugubre. La santé y est gratuite pour tous mais il ne faut pas être top regardant vis à vis des soins prodigués. Toute maladie bénigne de l’angine à la gastroentérite en passant par la grippe y est traitée au paracétamol. Ce n’est pas génial mais une fois que l’on a compris, on ne perd pas son temps en heures d’attente et l’on se soigne soi-même. Là où cela se corse c’est lorsque vous avez quelque chose de sérieux. Plus vous êtes loin de la capitale pire c’est. La majorité des autres unités hospitalières n’ont pas de service de chirurgie. Donc si vous avez une crise d’appendicite au nord du Pays, il vous faut de 9 à 24 heures de routes sinueuses et cahoteuses pour rejoindre le bloc opératoire le plus proche. Si vous faites parti du 1/3 de la population qui vit de 4 heures et à 10 jours de marche de la route la plus proche, n’y compter même pas, vous êtes mort. Si vous avez pu rejoindre Thimphu, d’autres challenges vous attendent. Les chirurgiens étant rares, les urgences ont intérêt à être relatives. Si vous avez finalement eu la chance de tomber sur un chirurgien spécialiste de votre problème, que votre opération s’est bien passée, il vous faut encore parcourir 500m pour regagner votre chambre. Sur votre lit roulant, à ciel ouvert, qu’il pleuve, vente ou neige, vous traversez le long parking aux yeux de tous. Vous me direz peut-être que vous ne sentez rien car vous êtes toujours endormi. Endormi, vous priez pour le rester le plus longtemps possible car ce qui vous attend ensuite n’est guère réjouissant. Traitement de la douleur quasi inexistant ; vous souffrez sur votre lit sans intimité ni fenêtre. Chambres collectives de 3 à 12 patients, puantes, sales, bruyantes. Si vous en avez l’énergie, vous vous rétablirez au plus vite sinon, gare aux maladies nosocomiales. J’avais déjà eu un aperçu de cet enfer l’année dernière puisque ici la coutume veut que tout le bureau se déplace pour rendre visite à un parent même éloigné de ses collègues. Si l’idée peut paraître réjouissante 5 min, on quitte le boulot plus tôt, on se cotise pour acheter des confiseries pour le convalescent (paquet de corn-flakes, pack de lait, lampe à beurre), elle est très vite ternie par la réalité déprimante de ces couloirs surpeuplés. Ici, les familles se relaient pour suppléer aux infirmières débordées, nettoient, nourrissent et accompagnent le malade dans son sommeil. Imaginez une chambre sans rideau de séparation avec 12 lits espacés d’un mètre maximum, peuplée de matelas, de thermos de thé, de sauce piment, parfumée à la noix de bétel. Vous espérez ne jamais tomber malade. Même donner naissance est ici un acte collectif. Six lits dans la salle d’accouchement. 12 dans la salle de convalescence. Et là encore la famille est nécessaire pour suppléer à l’unique sage femme de service. Vendredi, je suis donc allée à l’hôpital. Heureusement une autre collègue est venue avec moi. Sans elle je ne serai jamais parvenue à trouver dans ce dédale la salle des soins intensifs. Là encore, le manque de moyen est criant. Deux pièces, 5 lits dans l’une, les familles respectives qui s’entassent dans l’autre. Les seules formalités à remplir pour passer dans le bloc, mettre une blouse rose et ôter ses souliers. Je le fais à la demande de Sonam. Je m’en serais bien passé, je ne connais pas son frère mais elle souhaite que je l’accompagne dans cette épreuve. Ma gorge se noue. Une autre pièce aux murs jaunis, sans fenêtre, meublé de l’assourdissant vrombissement des respirateurs. 5 corps sans vie si ce n’est le soubresaut régulier causé par l’afflux d’air. 5 vies coupées dans leur élan par une autre main humaine. A l’image du frère de Sonam sorti un jeudi soir pour jouer au billard, les quatre autres inconscients ont été victimes d’agression. Je vous passe les détails mais le frère de Sonam a été tabassé à l’aide de battes de baseball. Tout sur la tête. Méconnaissable. Que s’est il passé ? Pari perdu ? Problème de drogue ? Ce qui est sur c’est qu’il fait parti des victimes d’une société qui change vite, trop vite, et perd ses repères. Une société qui se croit tellement préservée qu’elle a du mal à faire face à ces nouveaux problèmes de délinquance urbaine. Plus on vit près du ciel, plus la chute est dure disaient avec raison certains. Nous saurons demain s’il a une chance même minime d’atterrir.

17 octobre 2006
La réponse est non. Pas d’extension de mon contrat. La France arrête en plein élan des projets qui tournent pour faire venir quelqu’un neuf qui devra d’abord se familiariser avec le contexte et les acteurs… C’est comme cela depuis 4 ans et à chaque fois on retourne quasiment à la case départ. Forcément sans tuilage ni encadrement sur place… Ce sont les partenaires bhoutanais qui vont être contents. Pour une fois qu’ils croyaient être près du but avec un programme et des résultats en cours et à venir, il faut leur dire que non. Il me reste trois mois, y compris 3 semaines de vacances. Avec cela je suis sensée clore les projets, recruter quelqu’un pour prendre ma suite et penser à mon futur. Car en tant que volontaire, je n’ai pas le droit au Assedic après deux ans de bons et loyaux services. J’étais bien payée à faire le boulot qui me plait, je ne vais pas me plaindre mais tout de même. J’aurais bien aimé finir mon travail correctement. J’avais aussi des projets de thèse qui maintenant volent en éclats. Je n’ai pas assez de données, il me faudrait plus de temps. Ce temps peut-être que je vais parvenir à me l’acheter en travaillant pour les services marketing du ministère de l’agriculture bhoutanais. Mais ce n’est même pas sur. Nous sommes nombreux à être prêts à travailler pour des salaires de misère ou même sans salaire… Il faut laisser sa chance aux autres, peut-être. En tout cas maintenant, je suis au pied du mur. Il faut que je pense à mon avenir professionnel et affectif.

16 octobre 2006
Une semaine que je suis rentrée au Bhoutan. Certaines choses ont changé d’autres pas. Le coq a toujours la langue bien pendue mais il est possible qu’il fasse sa part de travail. S’il réussit à organiser le travail au National Livestock Breeding Programme, peut-être parviendrais-je à tolérer ses prises de parole intempestives, toujours promptes à rabaisser le travail des autres dans l’optique de se faire valoir. Avec un peu de chance j’arriverais à lui faire comprendre que le respect de ses collègues et leur travail, la critique constructive plutôt que destructive peuvent permettre d’augmenter le bien être et l’efficacité de l’équipe… Le retour de notre coq a également eu le mérite de me démontrer que la hiérarchie ne fait pas tout, avoir une certaine aptitude à la réflexion et une aptitude au verbe aide à franchir les barrières sociales. Notre coq, malgré ses origines népali, risque en effet de remodeler en profondeur l’échiquier de notre bureau. Anciens et nouveaux n’ont qu’à bien se tenir. Dr Lham Tshering le chef du programme a intérêt à faire valoir sa position de boss s’il veut la garder et Dr Dorji à ne pas rester trop silencieux au risque de prendre la poussière accroché à son bureau sans perspective d’évolution. Les Bhoutanais sont toujours aussi peu soucieux de la charge de travail des gens qui bossent. « User les jusqu’à la mœlle ! Les volontaires pour travailler dans notre pays merveilleux sont nombreux. » Après avoir passé une bonne partie de mes vacances à organiser un voyage d’étude pour mes très chers boss +1 (eh oui, je suis parvenue à impliquer la relève !), ils me bombardent de nouveau de missions que je ne peux accomplir à moins de me couper en deux ou de travailler jour et nuit. Le trajet ne m’aide pas non plus. J’espérais que les ponts qui relient les petits morceaux de route à deux voies qui nous servent ici d’autoroute seraient achevés à mon retour. Peine perdue. Je vais toujours me coltiner les bouchons matin et soir sur ce petit pont en bois « une voiture à la fois ». Une autre constante, l’oxygène est toujours aussi rare à 2300 m d’altitude et j’ai perdue l’habitude… Si bien que je m’époumone sur mon vélo ou dans mes baskets… Mais comme le soleil est de retour, je reprends le chemin de la forme avec plaisir. Le parcours du combattant que constitue ici le shopping m’enchante un peu moins. Une résolution de rentrée cependant : plus d’errance dominicale dans ces boutiques fourre-tout. Les courses se feront en semaine et non le week-end. Ce dernier je me le garde pour d’autres vraies réjouissances. Inviter des amis à la maison, passer du temps avec mes collègues, apprendre à les connaître. Je ferai ainsi peut-être plus qu’effleurer les apparences.

12 octobre 2006
Entre la France et le Bhoutan j’ai fait une étape indienne. Transition dans deux domaines au moins, confort matériel et environnement social. Plusieurs fois en France on m’a demandé comment c’était de vivre au Bhoutan. Plutôt tranquille comme lieu d’expatriation. Je suis à la capitale, je bénéficie d’eau et d’électricité relativement courantes, Internet à la maison, des fruits et légumes à profusion sauf pendant les 4 mois d’hiver où il faut se contenter de patates, choux et pommes ratatinées, j’aime la montagne et les randos suffisent à me distraire. Non, ce qui manque là bas, n’est pas matériel, n’a pas de prix, les discussions entre amis. Des amis je n’en ai pas vraiment. Les expats virevoltent ou sont plus âgés. J’ai des connaissances avec qui je fais des choses, souvent de façon fragmentée : déjeuner au travail avec certains, sorties en boite avec d’autres, sport de temps en temps. Personne que je connaisse complètement, personne qui me connaisse entièrement. C’est donc avec plaisir que j’ai retrouvé mes collègues indiens et expatriés français. Vivek qui après sa thèse en océanographie et plusieurs post doc à l’étranger a atterri là car les salaires y sont moins déprimants que dans la fonction publique indienne, Jathinder qui s’arrache les cheveux à essayer d’initier les conseillers aux finesses de la culture indienne, Sandie la nouvelle attachée scientifique diplômée en aéronautique qui fait ses premiers pas seule en Inde après l’avoir aperçue de ses fenêtres de 4 étoiles lors de précédents voyages d’affaire ; même le conseiller scientifique est de bonne compagnie. Avec eux je peux parler de politique de développement, des joies et difficultés de la vie de couple, de lecture, d’apprentissage. Cela me change de « Qu’est ce que tu as fait la semaine dernière ? Rien ; lever, prière, boulot, dîner, soap ou sport à la télé, prière, coucher ». Ce ne sont probablement que des paroles d’ignare, un aveu d’échec, mais je dois bien reconnaître que les bhoutanais d’abord plutôt facile, ne m’ont pas laissé percer leur carapace, partager leurs pensées. La transition fut aussi celle du train de vie, de l’abondance ouverte à l’abondance derrière des barreaux de privilégiée. 4*4 climatisés alors qu’il ne fait plus que 35 °C dehors, amphithéâtre de luxe, grands apparts climatisés eux aussi, séminaire en hôtel de charme, chambre unique, plongeon dans la piscine avant un petit dej digne d’une maharani (normal nous étions dans un ancien fort)… Et puis la dernière marche, dernière nuit dans un hôtel bon marché (cette fois l’Ambassade ne payait pas). Chambre avec télé mais sans fenêtre, salle de bain inondée et des employés qui espèrent se glisser dans ce lit solitaire. Ouf, demain je regagne mes montagnes tranquilles. Qu’est il sorti de cette semaine entre deux mondes ? Que l’année prochaine, il y aura du budget pour la coopération franco bhoutanaise mais qu’il est probable que je n’en bénéficie pas… Succès de ces 4 jours, car il faut bien terminer sur une note positive, je suis parvenue à les convaincre de proposer mon extension auprès du Ministère des Affaires étrangères. Non, ce n’est pas qu’une question d’épanouissement personnel ! Il est tout de même plus censé de laisser à la même personne le soin de finir les projets engagés, que de faire venir quelqu’un de neuf qui, sans tuilage ni institution sur place, passera plus de 6 mois à comprendre le contexte et à établir des relations de travail efficaces !


Vacances en France
10 octobre 2006
Eh oui ça y est me revoilà… J’étais en vacances, en vacances en France.
Arriver un lundi matin à Paris avec un lot de touristes américains, à rebours des travailleurs franciliens. Etrangère dans son propre pays. Se voir refuser un portable, ne pas trouver de carte téléphonique, se faire assaillir par l’abondance, agresser par les prix.
Agitation, information, consommation.
Et puis les douceurs, une vrai douche chaude, un appartement propre et chaleureux peuplé de gens qu’on aime, un déjeuner sur une terrasse ensoleillée, du poisson grillé.
Arrive ensuite la surprise camouflée jusque là par l’envie de rentrer chez soi : la valse des bonjours et des au revoirs, les échanges en coup de vent, 5 min, une heure, un week-end au mieux… 3 semaines c’est court, trop court. Je reviendrai. Vivre le présent sans penser au lendemain. Ouvrir et fermer son coeur avec plaisir.
Enfin je comprends les implications de ma vie d’expatriée. Je recolle les morceaux. Ma vie là-bas, ma vie ici. Découvrir de nouvelles cultures, aider les éleveurs du bout du monde a un prix ; vivre loin de ses amis et de sa famille. Je l‘ai choisi. Merci de vous prêter à ce jeu qui me permet d’être moi. Merci d’avoir ouvert vos portes. Plaisir de vous revoir épanouis.
Je garde vos sourires en mémoire. J’emporte des images de notre pays qui est beau même s’il se cherche. Je fais le plein de livres, autre richesse de nos contrées. Nous poursuivrons notre marche vers la sérénité, dans des univers différents mais tout en restant connectés. A très bientôt.

Idéalisme déçu
9 septembre 2006
Il y a quinze jours, fin Août donc, l’Ambassade de France en Inde me contacte en me disant que j’avais 5000€ à dépenser pour envoyer deux Bhoutanais en France pour 6 jours avant la fin décembre 2006. Ce budget au départ 3000€ pour un Bhoutanais a fait le va-et-vient toute l’année entre mon budget de fonctionnement général et l’envoi d’un bhoutanais en France, seul ne parlant pas le français. La décision est donc finalement tombée le 25 août. Rien de mieux qu’un voyage d’étude à organiser en un mois lorsque l’on est déjà surbookée, qu’on l’on habite à mille lieux des potentiels organismes d’accueil et que l’on n’a ni Internet ni appels internationaux autorisés au bureau…
Résultat la première semaine de mes vacances risque d’être bien occupée. Mais comme je suis une bonne âme, je suis prête à prendre sur moi pour permettre à mes collègues de bénéficier de l’expertise française en matière de sélection génétique et de coopératives fromagères.
J’avais quelques candidats en tête, personnes en charge des projets correspondant au Bhoutan. Mais comme j’ai finalement commencé à comprendre les méandres de la bienséance bhoutanaise, je m’en suis tout d’abord ouverte à mon boss direct puis au directeur du département d’élevage qui nous a finalement renvoyé sur le chef de la section production. A chaque étape les personnes potentielles changeaient. Je voulais discuter avec eux des potentiels candidats ; eux se voyaient candidats. Ils ont déjà voyagé dans maints pays, visité des dizaines de coopératives mais ne laisseraient leur place pour rien au monde. Comment voulez vous que les projets avancent si la connaissance reste précieusement barricadée aux mains de quelques uns ? Ceux qui devraient être des managers et distributeurs de travail, se retrouvent à faire du suivi technique au quotidien. Les projets n’avancent pas ou peu car ils sont trop peu nombreux et que le reste du personnel baille aux corneilles en leur absence. Phuntsho dairy technologist que je pensais envoyer en France pour qu’il assure le suivi technique des coopératives laitières qui prennent vie ici, est grâce à son talent de sténo, maintenu à un rôle de secrétaire !
La cerise sur le gâteau c’est que maintenant mon directeur de programme et le chef de la section production veulent se rendre en France en bon vieux copain et prendre le temps de visiter. Ils n’ont jamais eu le temps de voyager pendant leur master ! Non seulement ils prennent la place d’autres mais veulent se garder pour eux le troisième budget que je suis parvenue à mobiliser…
Du coup, malgré le verre d’ara (saké en moins raffiné) qu’ils m’ont glissé, je n’ai pas dit oui, j’ai botté en touche. J’attends leur CV et motivations pour ce voyage d’étude avant de prendre une décision. Je suis toute de même le « donneur », du moins son représentant, non ! Partagée entre l’envie de faire voyager des nouveaux pour leur donner une chance ou des anciens qui auront le pouvoir de mettre en application ce qu’ils auront découvert ; dégouttée en tout cas par le fait qu’ils grappillent tout ce qui leur passe sous le nez. Parfois j’aimerais bosser pour la section marketing dont le chef pousse les jeunes, développe leurs capacités et se réjouira bientôt d’être entouré d’une équipe compétente.
Je présume que je devrais m’estimer heureuse, d’une, que des gens comme lui existe et, de deux, que la corruption au Bhoutan se réduise à voler quelques jours au soleil.

Ici comme ailleurs
4 septembre 2006
Aujourd’hui, je suis allée payer mon loyer. Nos propriétaires la soixantaine regardaient une émission indienne, qui me rappelait le Jaques Martin de mon enfance ; le dimanche matin dans la Sarthe chez mon pépé. Je me suis toujours demandée ce qu’il trouvait d’intéressant dans cette émission, qui m’ennuyait au plus haut point. Mon pépé aime la chanson, mais il sait reconnaître une chansonnette bien sonnée d’un mièvre refrain. Non je pense que ce qu’il l’émouvait dans ce show, c’était la beauté de l’enfance, de ses promesses. S’émerveiller devant ce qu’aurait pu être sa jeunesse, lui qui aimait tant chanter ; la douceur de l’enfance.
Mes propriétaires bhoutanais semblaient eux aussi se rafraîchir au son de ces voix juvéniles. Pourtant ils restaient aveugles à la jeunesse qui les entourait : cette petite Népali d’une dizaine d’année qui essayait elle aussi de grappiller, depuis le coin de la cuisine, quelques instants de légèreté. Ils ne la voyaient pas puisque malgré son jeune âge, ce n’est plus une enfant mais une employée. La liberté n’est pas son lot.
Elle a probablement été accueillie « comme leur fille » par cette riche famille de Thimphu ; travaillant de l’aube au crépuscule, avec nourriture et paillasse pour seul salaire. Elle vient du village, parente éloignée, ou tout simplement « enfant trouvée». Ils ou elles, sont nombreux, en ville ou à la campagne, avec le travail pour seul horizon. Pour eux, pas d’école, pas de vêtements à la mode ni de portable. Juste le périmètre de la maison à nettoyer, de la cuisine au jardin. A la campagne, ils gardent souvent les vaches. Même si c’est interdit, certaines familles vont même au Sud du Bhoutan pour « recueillir » ces enfants. Ils paient une somme modique 60 €, et versent soit disant de l’argent à la famille lorsqu’elle est dans le besoin. Il faut bien trouver une main d’œuvre de substitution maintenant que les enfants sont scolarisés.
Mon pépé a connu l’absence d’enfance, il se rassérénait peut-être devant ces images d’enfant roi, enfant épargné, libre. Enfants objet pour quelques instants, ils n’en restaient pas moins des enfants alors que ma petite népalie restera esclave de son fourneau.


Retour d’un coq
28 août 2006
Aujourd’hui, j’ai fait la connaissance d’un nouveau collègue. Il travaillait au National Livestock Breeding Programme bien avant que je n’arrive mais était à l’étranger pour faire son master jusque là. C’est un vétérinaire de formation comme tout le personnel qualifié qui s’occupe du développement de l’élevage au Bhoutan. Ce qui ne va pas, d’ailleurs, sans poser de problème. Ils se préoccupent plus de santé animale que d’alimentation, d’amélioration génétique que de transformation et commercialisation des produits… Les deux objectifs de mon directeur sont par exemple de parvenir à mettre en place un réseau d’insémination animale pour les yaks et d’introduire le transfert embryonnaire au Bhoutan. Si la lutte contre la consanguinité peut justifier le premier, l’utilité du second n’apparaîtra, si tant est qu’elle apparaisse, qu’après 50 ans… Au Bhoutan, la majorité des éleveurs vivent à plus de 4 heures (et jusqu’à 6 jours) de marche de la route la plus proche, les vaches ne produisent toujours pas deux litres de lait par jour, n’ont de veau (et donc de lait) que tous les deux trois ans, la traite est toujours manuelle, la transformation artisanale et la jeunesse citadine se nourrit de produits laitiers indiens.
Ceci dit le manque de prise en compte de l’intérêt des éleveurs n’est pas l’objet du message de ce jour. Revenons-en donc à mon nouveau/ ancien collègue. Eh bien, il parle beaucoup pour un Bhoutanais. A l’écouter, c’est lui qui a tout fait, tout créé ici. Tout ce qui se met en place en ce moment _ identification, contrôle de performance, programme d’insémination animale_ ce n’est que le fruit de ses idées… S’il est vrai qu’ici, un peu plus qu’ailleurs, on travaille pour la gloire de son chef, nous en sommes tous conscients et il n’y a pas besoin d’en rajouter. Mais ce nouveau collègue, non comptant de se louer, dénigre ses collègues. Dr Dorji est peu créatif… Il va falloir qu’il partage un peu de ses idées avec lui, bien aimable à lui, histoire de redorer son blason et de sauver sa peau. Dr Dorji ne parle peut-être pas beaucoup mais au moins il sait travailler avec les éleveurs. Contrairement à ce Dr Rai qui passe son après midi à nous empêcher de bosser… Non, je ne fulmine pas mais j’ai suffisamment de travail pour ne pas avoir à avaler de telles histoires.
Et puis il va également resserrer la vis, remettre tout le monde au travail. Bien évidemment depuis trois ans qu’il est parti, comme ensorcelés, nous sommes restés paralysés. Merci de nous réveiller !
Eh dire que le matin même je demandai toute motivée mon extension à Dr Lham Tshering… Avec une grande gueule comme ça dans les pattes, il va peut-être falloir que j’y réfléchisse à deux fois.
Et mon collègue de continuer. Ah et il faut vraiment mettre l’accent sur le volet identification. Nous allons bien travaillé ensemble. Est ce que tu as beaucoup d’amis proche ?… Je serai ton ami moi.
Dis en français cette fois, car ce monsieur revient de Maison Alfort où il a achevé son DEA. J’espère que nous ne lui avons pas enseigné l’arrogance en prime…

Bol d’air
24 août 2006
Vous l’avez compris, j’aime bien courir. C’est le moyen le plus rapide que je connaisse pour se détendre après le boulot. Cependant ici comme ailleurs, les filles qui courent, cela se fait klaxonner, attaquer de remarques sexistes. Du coup, ce soir j’en ai eu mare et j’ai pris mon vélo à la place. A vélo au moins on va plus vite et l’on ne risque pas de se faire traiter de lenteur ;o u même si c’est le cas, on ne l’entend pas.
J’aime bien gravir les quelques 300 mètres de dénivelé qui conduise à la tour de télévision, « BBS (Bhutanese Broadcasting Service) tower » dans le jargon local. Pas pour la tour en elle même mais pour le sentiment d’évasion que nous procure cette courte ascension. En quelques minutes on se retrouve dans une forêt de drapeaux à prière avec une vue imprenable sur la capitale. Du centre ville encombré (Rien à voir avec Paris aux heures de pointe, mais tout de même) on se retrouve sur des hauteurs majestueusement silencieuses.
En outre, comme Thimphu est un grand village on croise toujours des connaissances sur cette balade appréciée des Bhoutanais. Kinga l’artiste et président du groupe cyclo de Thimphu, Dr Tashi ma collègue qui essaie de raffermir sa silhouette alors qu’on ne peut même pas deviner qu’elle a déjà 3 enfants, Rai qui veut compenser son affection pour la bière ou tout simplement des familles sortant leurs enfants.
Un bol d’air pour de multiples raisons. Je ne m’en prive donc pas.
Gho & Kira
20 août 2006
Comme je n’ai guère le temps d’écrire ces temps-ci, j’en profite pour vous donner un premier aperçu visuel du Bhoutan. Je commence avec l’illustration de la tenue traditionnelle que j’essaie de porter que ce soitlors du “Tshechu” (festival annuel) ou au travail avec un de mes collègues.




15 Août
15 août 2006
Ce matin en me levant aucun message ; ce petit stimulant du matin pourtant si agréable. Toujours pas de nouvelles de l’Ambassade au sujet de mes vacances non plus. Forcément c’est le 15 août, tout le monde est en congé. A la plage ou ailleurs.
Et moi, qu’est ce que je vais me coltiner ? … Des enquêtes auprès des hôtels et commerçants de la ville pour étudier leur consommation de produits laitiers ainsi que les différents circuits de commercialisation. Et que d’expliquer que non, je ne suis pas BAFRA _ l’équivalant des services sanitaires _, que oui ils peuvent me donner les vrais chiffres. Je veux juste comprendre comment cela marche, quelle est la taille du marché, les pratiques de la concurrence de façon à aider les éleveurs Bhoutanais à positionner leurs produits.
Il ne faut pas croire ; j’aime bien sortir de mon bureau, faire des rencontres et déchirer un peu le voile de mon ignorance. Il n’en reste pas moins qu’il est difficile de se lancer. Alors, lorsque mes deux collègues m’annoncent qu’ils ne peuvent finalement pas m’accompagner (« Puja » impromptu pour l’un, histoire de papiers pour l’autre), je me suis sentie un peu vidée. Taper aux portes et essayer de trouver des gens qui parlent anglais suffisamment bien pour répondre au questionnaire demande une certaine volonté. Que j’ai finalement rassemblé.
Après deux échecs, je suis parvenue à ouvrir quelques portes. La matinée s’est clôturée sur 4 interviews et l’après midi Sonam ma collègue m’a rejointe. Nous avons poursuivi notre tâche toutes les deux, slalomant entre les trombes d’eau. C’était très sympa. Nous avons retrouvé la complicité qui nous unissait le mois dernier dans l’Est.
Quelques éclats de rire plus loin, nous avons fini au Beauty Parlor pour fêter la fin de nos enquêtes. Une demi-heure plus tard, nous nous sommes retrouvées avec une nouvelle tête. Plutôt pas mal. Nous étions fière de nous ! Tout cela pour 60 Nulgtrums, un peu plus d’un euros. Un 15 août sympa au bout du compte !

Etrange
13 août 2006
Etrange ce qui m’est arrivé hier au pays de la sérénité incarnée comme veulent bien nous le faire croire les Ngalops _Bhoutanais de l’Ouest_, le rythme de vie et les multiples temples et moulins à prière.
Pourtant ce n’est pas une attaque canine, tant redoutée par mes compères bhoutanais, qui m’a surprise au crépuscule alors que je me courais. Je me laissais bercer par la quiétude de la rivière. Mon seul acte conscient consistait à regarder mes pieds de temps à autre afin d’éviter de me tordre la cheville. Tête vidée de tout soucis par la régularité de la foulée, cerveau au ralenti, qui est simplement, corps qui respire et ressent ; un moment de solitude détendue que je savoure.
Jusqu’au moment où un crépitement me tire de ma rêverie. Pas même le temps de me retourner pour voir de quoi il retourne, que je ressens une légère douleur au postérieur. Prête à m’insurger, j’ouvre la bouche. Mais cela s’arrête là car, ce que je vois est tellement surréaliste que cela me cloue sur place : une voiture passe, fenêtres ouvertes, trois jeunes gens assis sur le rebord, fusil à la main.
Bien sur, ce ne sont pas de vrai balles, mon postérieur ne s’en tirera qu’avec un vulgaire bleu, mais pourquoi tirer sur de pauvres gens qui prennent plaisir à leur balade du soir ? Il s’agit probablement d’une émulation collective, d’une fin de journée bien arrosée. Cela n’en témoigne pas moins d’une certaine violence qui cherche à s’extérioriser.
J’ai vécu suffisamment au Bhoutan pour ne pas croire au conte de fée. Hier soir, je ne suis donc pas tombée des nues. Je sais que les bhoutanais sont des êtres humains comme tout le monde qui, malgré leurs principes Bouddhistes, font parfois du mal à autrui. Cela leur arrive de se laisser emporter par leurs passions, de voler ou même de tuer, peut-être juste un peu moins fréquemment qu’ailleurs.
Toutefois, un pays qui ne donne pas les mêmes droits à tous ses citoyens engendre forcément de l’incompréhension, de l’intolérance, des rancoeurs, et une violence latente. C’est cette perspective qui m’a donné froid dans le dos, hier ; même s’il ne s’agissait que d’un jeu.

Des mots
12 août 2006
Mots d’amis qui sèchent vos larmes, vous font rire ou refaire le monde.
Mots de parents qui, même s’ils vous énervent parfois, vous guident souvent.
Mots d’auteurs qui vous ouvrent au monde, développent votre sentiment d’appartenance, votre devoir de citoyen planétaire.
Mots de poètes, compositeurs ou philosophes qui rompent votre isolement et vous aident à vous frayer un chemin heureux dans l’absurde.
Les mots, une langue, des langues ; autant de moyens de communiquer, de s’exprimer, de se construire.
Après m’être abreuvée aux mots des autres, je cherche maintenant les miens pour décrire ce que je vois, ce que je ressens, pour avancer. Je tente aussi d’utiliser les mots pour m’écouter, me respecter ; oser dire ce qui va ou ce qui ne va pas.
Ce matin, je me suis libérée en disant non. Cet après midi, je me laisse bercer par la douce mélopée de la force des mots.
Bon samedi.

Des Cris
10 août 2006
Mon bureau n’est pas des plus attractif. Long bâtiment de plein pied, bas de plafond, fenêtres étroites, murs décrépis. S’il nous protège de la chaleur en été, c’est un frigo en hiver. Il s’agit d’une ancienne étable reconvertie en bureau : 5 salles, 14 bureaux, plus de 30 employés. Une seule ligne de téléphone, pas de connexion Internet et de nombreux habitants indésirables. Les vaches qui font un détour après s’être faites inséminer, les nombreux chiens et chats à la recherche de leur déjeuner dans nos poubelles, des rats dans nos toilettes, pas des plus nettes il faut bien l’avouer… L’habitant le plus irritant est cependant de plus petite taille, discret à l’unité, sa masse le rend insupportable. Malheureusement c’est l’animal qui se reproduit le plus vite dans nos murs, ce qui nous vaut le surnom de National Flies Breeding Centre. Il s’agit d’un effet secondaire de l’élevage de taureaux pour la production de semence, mais comme nous sommes en pays Bouddhiste, il n’y a pas moyen de s’en débarrasser ; il faut apprendre à vivre avec. Mon collègue Dr Dorji et moi, nous levons donc régulièrement de notre chaise en brassant l’air avec un cahier ; plus pour calmer nos nerfs que pour réellement résoudre le problème. Essayer de travailler avec des centaines de mouches qui papillonnent autour de vous ! Elles atterrissent sur vos têtes sans crier gare, défèquent sur vos ordi… Il y a mieux comme compagnie, mais c’est la routine.
Aujourd’hui, par contre, est un jour spécial.
Attirée par le raffut, je suis allée voir dans le couloir. Pas de chiens, pas de vaches, pas même d’enfants revenus plus tôt de l’école. Non, une file de mamans, leurs nourrissons dans les bras. Les femmes de mes collègues et leurs enfants s’invitent souvent dans nos bureaux dans la mesure où ils habitent à deux pas dans des maisons aussi vieilles que notre étable ; mais aujourd’hui, elles sont plus d’une vingtaine !
Je risque donc une question. “Qu’est ce qu’il se passe aujourd’hui ?” Comme mes collèges se parlent entre eux en Dzongkha la langue nationale, j’avais peur d’avoir encore loupé un épisode. Mais non, on me répond presque en s’excusant. « C’est la clinique mobile. D’habitude, ils font ça dehors mais aujourd’hui il pleut alors… j’espère que cela ne te dérange pas ? » Dérangée, non, pas du tout, intriguée plutôt. Je continue donc à poser des questions.
Je découvre ainsi qu’un docteur et deux infirmières viennent ici tous les mois pour peser les enfants en bas âge, vérifier qu’ils sont en bonne santé, les vacciner au besoin. Un des nombreux maillons du système de santé gratuite qui se met progressivement en place au Bhoutan et qui a rallongé l’espérance de vie de 45 à 66 ans en une décennie.

Goutte de trop
8 août 2006
Drop, drop, drop
Gouttes qui tombent du plafond, parce que le voisin du dessus a laissé les robinets ouverts. Il faut dire que dans notre nouvel immeuble à Thimphu il faut parfois laisser le robinet ouvert 5, 10, 30 minutes avant que l’eau ne daigne pointer le bout de son nez. Parfois, l’eau ne vient tout simplement pas, c’est ce que l’on appelle une coupure d’eau. Pas parce que vous n’avez pas payé votre facture mais parce que le système est défaillant. Cela n’arrive pas si souvent que cela, une fois tous les mois environ ; cela ne dure pas toujours très longtemps, de quelques heures à une journée, mais cela vous laisse suffisamment de temps pour oublier que vos robinets sont ouverts et partir en les abandonnant ainsi… C’est ce qui est arrivé à notre voisin du dessus. Il voulait probablement prendre une douche car celle ci tournait à plein régime lorsque nous sommes parvenus à obtenir la clé du proprio pour mettre fin au désastre. Dans une chambre transformée en piscine, nous avons donc essayé de trouver le sommeil.
Flop, Flop, Flop
Certains y sont parvenus, moi pas. Cela devient un peu trop récurrent ces questionnements ces temps ci. Dans la journée, ils s’effacent et je parviens à profiter de la montagne (on s’est fait un 4000m ce week-end, super), de la vie à deux, du Bhoutan et même de la pluie. Mais la nuit, elles déferlent et me jettent hors de mon lit. Je ne sais quelle goutte a fait déborder la rivière. Sur le papier rien de dramatique, certes j’ai beaucoup de boulot en ce moment et probablement aucun dans 6 mois, mais c’est mon métier qui veut cela; un compagnon qui n’en a toujours pas mais a plein de qualités par ailleurs et devrait pouvoir en trouver un un jour. Alors Pourquoi ? Pourquoi cette tempête sous un crâne ? Ai je besoin de connaître la goutte responsable pour dégripper l’engrenage ?
Désolée pour ce mardi morne et humide de saison des pluies. Vous savez, même si le Bhoutan est un pays extraordinaire, le soleil, comme partout ailleurs, n’y règne pas tous les jours. A demain donc.

Officiellement bhoutanais
4 août 2006
Je vous ai déjà mentionné la Kira, tenue officielle pour les bhoutanaises. Très jolie, à la condition que vous soyez nées avec et que donc vous parveniez à la porter correctement, mais pas confortable du tout. Les bhoutanais ne sont pas épargnés, ils ont également des règles à respecter. Ils portent une sorte de kimono, le « Gho », remonté en une séduisante jupe au dessus du genou. Bien qu’officiellement seul le roi ait le droit de la porter sous le genou, la mode tend à se rallonger ces temps ci. Les Bhoutanais se sentiraient–ils vulnérables dans cette jupe à carreaux qui assortie de longues chaussettes sombres et de chaussures d’écolier (là encore la faute en revient aux boutiques bhoutanaises qui offrent bien peu de choix : aiguilles pour les filles, chaussures noires à bout rond pour les garçons) leur donne parfois de faux airs d’étudiantes japonaises ? Ils ont beau gonfler la poche que forme le Gho sur le ventre pour accroître leur prestance, il est probable que parfois, ils éprouvent quelques difficultés à dévoiler, ainsi, leurs genoux à la ronde… Le roi n’a encore rien dit. Le code vestimentaire officiel serait-il en mutation ?
Lors de rencontre avec des officiels, les femmes portent en plus, sur l’épaule gauche, un « rachou » sorte de châle de couleur rouge plié en trois ; les hommes se revêtent d’un « cabney » longue écharpe blanche dont l’ajustement requière là encore une dextérité difficile à acquérir après 20 ans. Lors de rencontres officielles, les hôtes s’alignent en deux colonnes humaines pour accueillir leurs invités ; chacun se courbant sur leur passage en tenant cabney ou rachou entre les mains.

Hier encore, nous nous sommes pliés à ce rituel à l’occasion de la réunion officielle qui s’est tenue dans le salle d’honneur du Ministère, au sujet du Thimphu Peri Urban Dairy Project. Ce projet d’approvisionnement en lait de la capitale par des éleveurs organisés en association a débuté il y a trois ans grâce à un financement des Pays-Bas ; touchant à sa fin dans deux mois, il s’agit donc d’une réunion bilan. Mes collègues et moi-même avons préparé une présentation power point. Pas trop polémique, nous ne sommes pas fous, mais tout de même, nous souhaitions soulever quelques-unes de nos préoccupations, la principale étant la nécessité de mettre au point un plan de retrait pour permettre aux associations d’éleveurs d’assurer la relève. Moi qui me préoccupe toujours trop du contenu et pas suffisamment de la forme, je fus une nouvelle fois déçue. Progrès toutefois, je n’ai pas ouvert la bouche. Je bouillais sur place devant cet échange de fleurs sur ce succès mémorable, mais je n’ai rien dit. Une vraie partie de ping-pong ! Merci donneurs pour votre aide si précieuse sans laquelle ce projet n’aurait pas été possible, merci honorable Secrétaire du Ministre pour votre accueil merveilleux et pour l’excellence et le dévouement de votre personnel. Echange de cadeaux. Le tout en Anglais bien sur, laissant peu de chance de s’exprimer aux représentants des éleveurs …

Toujours en train d’essayer de me départir du goût suave laissé par cette pièce montée, j’ accepte un dîner sans m’en rendre compte. Dîner officiel encore, donné en l’honneur de nos donneurs par le secrétariat du Ministère mais, on m’y a invité pour recueillir mon opinion, alors qui sait… Peut-être que je n’avais pas tout perdu. Le silence serait-il vraiment d ‘or et les décisions se prennent-elles au Bhoutan comme en France autour d’un dîner ?
Non, le dîner même officiel se déroula à la bhoutanaise : boisson first pendant des heures, dîner avalé ensuite à la va-vite, thé ou café et hop, on raccompagne tout le monde à la porte et c’est fini. La seule différence entre l’officiel et le « casual » c’est que nous avons été gratifiés de danses et de chants pendant l’épisode boisson. Ce ne fut pas du temps de perdu pour moi car toutes les personnes importantes du Ministère étaient de la partie, chef de la section planning, chef de la section sanitaire, chef de la section recherche… Et comme j’étais la seule femme, de moins de 40 ans qui plus est, j’étais suffisamment exotique pour inviter à la conversation. Etablissement de liens utiles donc, mais rien de laborieux ne pouvait être abordé ici non plus.

Le dîner officiel s’est toutefois terminé par une ballade officieuse. Puisque le directeur du département d’élevage, une fois les officiels partis, a entonné, à 11 du soir, le leitmotiv du Ministère « Walking the extra miles ». Avec plus de 3 bières et deux Whiskys dans le nez, il a commencé à assigner des tâches à chacun. Nous avons écouté sans broncher. D’une part, on ne contredit généralement pas son chef au Bhoutan d’autre part, il était déjà tard et nous n’avions tous qu’une envie, dormir. En mon fort intérieur, je priais cependant pour que mes collègues soient plus critiques vis à vis des idées emportées du directeur que ne le laissait paraître leur silence. Je n’étais pas la seule. Une fois le directeur parti, nous nous sommes longuement regardés dans les yeux. Finalement Dr Tashi, chef de la section production, a pris la parole. « Je ne crois pas qu’il soit raisonnable de commencer à produire du yaourt (une machine a atterri au Bhoutan il y a plus de 2 mois maintenant) sans avoir étudié demande et production potentielles, sans avoir dimensionné la totalité de l’usine, ni fait d’évaluation économique ante. » Nous répondons tous par l’affirmative. Merci Dr Tashi. Dans le langage codé du Bhoutan, où la lecture entre les lignes, officielles ou pas, est un impératif, cela signifie en effet qu’il prendra sur lui de parler au directeur à tête reposée.

Signe ou superstition ?
31 juillet 2006
Lorsque l’on marche à Thimphu, on pourrait se croire dans n’importe quelle ville du monde. Certes les boutiques sont un peu désorganisées, il n’y a pas de feu rouge car cela forcerait le roi à s’arrêter et les chorten (monument religieux enserrant une relique) ne sont jamais bien loin, mais lorsque vous vous baladez avec votre rationalité d’occidental vous n’êtes pas perdus. Toutes vos démarches vous prennent un peu plus de temps que de coutume certes, mais vos actes et raisonnement vous permettent de parvenir à vos fins. Faire vos courses, retirer de l’argent à la banque, aller au restaurant ou au cinéma, tout cela est possible à Thimphu. Je suis d’autant moins dépaysée que je travaille pour le National Livestock Breeding Programme qui est aussi le centre national de production de semences. Mes collègues sont donc des spécialistes du prélèvement et de l’implantation de semences de taureaux. On ne peut plus scientifique et pragmatique.
Les trois quart du temps je fonctionne donc à l’occidental. Pourtant, la porte du merveilleux n’est jamais complètement fermée. Les réunions majeures doivent respecter le calendrier des jours auspicieux, et être ouvertes par des moines qui au cours d’une « Marchang Ceremony » font en sorte que des ondes positives nous accompagnent dans nos réflexions. Les années 2006 et 2007 étant deux années noires pendant lesquelles rien de sérieux ne peut-être entrepris (je me demande parfois s’il ne s’agit pas d’une sage stratégie pour éviter la surchauffe de l’économie), les Bhoutanais se sont précipités au mois de décembre dernier pour se marier, faire des enfants, construire des maisons ou du moins entreprendre la « ground breaking ceremony » qui assurera la bénédiction de leur projet. L’effervescence était sensible. Depuis tout s’est ralenti, tous les projets non entamés sont en suspens.
Pas de séminaire en vue, je me laisse donc bercer par le ronron de mes certitudes d’occidentales. Jusqu’à aujourd’hui, où, au cours d’un acte des plus trivial (acheter une bouteille d’eau), j’ai de nouveau plongé dans le surnaturel.

Mon collègue vétérinaire m’annonce en effet que ce week-end il est aller voir un couple de serpents et leurs oeufs à Geynikha (27 km de Thimphu). Le fait de trouver des serpents est déjà une surprise en soi car ils sont rares si ce n’est inexistant à Thimphu, mais les serpents en question étaient l’un noir l’autre blanc. Plus fort, ils sont soudainement apparus au sommet d’un gros rocher déjà béni d’une empreinte d’éléphant. Ils ont fait la une des journaux papiers et télévisé. Comment, mais surtout, pourquoi ? Quelle est leur signification ? D’autant qu’ils sont apparus le jour anniversaire du premier sermon de Buddha sur un rocher marqué. Le message n’est pas à prendre à la légère. Des foules de Bhoutanais se pressent déjà pour se faire bénir par ce signe mais c’est aux Lamas d’en éclaircir le sens. Le serpent blanc est en effet traditionnellement un signe de bonne augure, le noir surtout lorsqu’il hante vos rêves signifie que quelqu’un tente de vous jeter un mauvais sort…
Les travaux d’élargissement de la route reliant Thimphu à Phuentsholing ne sont donc pas prêts de reprendre. Ce rocher qui devait être détruit, déplacé, oublié, pour les besoins de la modernisation, sera probablement préservé par la dévotion populaire. On peut s’interroger sur la capacité de ce pays à se développer s’il reste gouverné par ses superstitions. D’un autre côté, s’il agit d’une nation qui écoute et respecte encore le message de la nature et de forces supérieures à elle-même, s’il s’agit d’une nation ancré dans le monde, n’a-t-elle pas dans ses mains les clés d’un développement soutenable ? La construction de route n’est de toute façon pas anodine dans un pays aussi escarpé et géologiquement instable.


Taekwondo de mes
29 juillet 2006
Rêves, pas tout à fait car le taekwondo du Bhoutan n’a rien de la richesse du Taekwondo que maître Guy nous enseignait en France. Ici pas de coup de poing, très peu de blocage, très peu de poomse si ce ne sont des gestes sans précision ni puissance, pas de self-défense. Pas de yop chagi (coup de pied latéral) mais beaucoup de dollyo chagis, coups de pied circulaire qu’ils n’hésitent à couper court au détriment de leurs genoux. En France nous apprenions à nous défendre en respectant notre corps, ici, ils se servent de leur jambes pour marquer des points. Ils pratiquent un sport et prennent le risque d’être cassés à 30 ans ; à Paris nous nous instruisions à la source coréenne du Kukkiwon qui forment des maîtres d’agilité, de flexibilité et de puissance même au delà de 70 ans.
Une gamme restreinte certes, mais considérant mon niveau de départ, un espace amplement suffisant pour progresser. Déplacements, équilibre, enchaînements. Et apprendre c’est ce que j’aime au Taekwondo. Rien de tel pour renaître après une journée de boulot, que de se glisser dans un nouveau système de valeur, d’utiliser une autre langage, de former son corps et son esprit. Assez paradoxalement j’apprends plus maintenant qu’en France où j’avais un vrai maître mais l’esprit ailleurs. A croire que je n’avais pas trouvé la vie qui me convenait.
Ici au Bhoutan je m’entraîne avec l’équipe nationale. Je sais, cela peut sembler ronflant mais il s’agit d’une simple conséquence du contexte local. Du sport, les Bhoutanais en font à l’école à l’université et puis après, plus rien. Les structures sont inexistantes à l’exception de quelques terrains de foot en pente, d’une salle de gym et bien sur, des sacro saintes cibles de tir à l’arc, sport national. Donc, si ni le tir, la muscu ou le foot ne vous tentent, il ne vous reste pas d’autre alternative que de vous joindre à une des équipes nationales… Bien sur certains expats ont des maisons tellement grandes qu’ils peuvent se payer des profs privés et pratiquer tout ce qu’ils veulent chez eux mais, même dans un pays en voix de développement, me payer un professeur particulier est au dessus de mes moyens… Et puis surtout, ce serait passer à côté de l’esprit d’équipe d’un Dojan, essentiel à la transmission des savoirs et à l’émulation collective.
Dès mon arrivée au Bhoutan, j’ai été admirablement accueillie par cette équipe, aussi bien par ses membres que par ses entraîneurs. Je leur ai demandé où je pouvais faire du taekwondo. Ils me rétorquent « viens demain à 6h en tenue ». « Non mais, je veux dire du taekwondo pour débutant… Ah ça c’est plus difficile… mais nos ceintures noires t’aideront. » Me voilà donc le jour suivant à l’entraînement. Seule bleue dans ce monde noir. Un boulet ambulant! Certes j’ai quelques bases, je ne suis pas tout à fait perdue mais qu’est ce que je suis lente ! Pourtant ils m’accueillent avec chaleur, se relayant pour faire les exercices avec moi, me montrant comment me déplacer, garder mon équilibre, ne pas me laisser emporté par ma jambe après un coup de pied mais revenir aussitôt en position, prêt à répliquer. Le capitaine de l’équipe Kussun, une vingtaine d’années enseigne avec une intelligence rare. Tout comme ma ceinture noire préférée, il sait percer à jour les mouvements, les décortiquer, les expliquer avant de les enchaîner plus rapidement que l’éclair. Kussun a une patience d’or et une autorité de fer.
Dès mes premiers jours au Bhoutan je m’étais trouvé une nouvelle famille. Consciente du privilège qu’on me faisait en m’ouvrant si rapidement le cœur du Bhoutan, je me suis disciplinée venant autant que mon boulot me le permettait… jusqu’à l’absence.
Le plus extraordinaire c’est qu’ils m’ont donné une deuxième chance. Il y a une dizaine de jour, quand j’ai approché l’instructeur, balbutiant que j’aimerais essayer de nouveau, il m’a dit « bien sur, viens demain ». Alors que pendant près de 10 mois, je ne leur ai pas rendu visite une seule fois _certes j’avais une cheville boiteuse mais cela n’aurait pas du m’empêcher de rester amicale _, ils me saluent comme si ils m’avaient vu la veille. Loin de me faire jeter, je me suis faite choyer !
Une complicité qui se crée, une expérience partagée, ne vaut-elle pas toute l’excellence technique du monde ? Un rêve de taekwondo, donc.



Doma, quand tu nous tiens
26 juillet 2006
Il y a des jours où le sommeil reste accroché à vos guêtres. Parce que l’on s’est couché tard, parce la nuit fut peuplée de questionnements ou de rêves agités, on n’arrive pas à sortir d’un état de torpeur.
C’était mon cas aujourd’hui.
Alors, lorsque l’on m’a proposé une doma après le déjeuner. Je n’ai pas pu refuser. Là où je travaille, à 12 km de Thimphu, les distributeurs de café ou de thé sans sucre ni lait sont inexistants. La seule alternative est donc de se la jouer local et de se mettre à la noix de bétel (Areca Catechu).
Très appréciée des bhoutanais, elle décore les rues de Thimphu de ses multiples taches rouges. Les accros se voient en effet parfois contraint de cracher les grandes quantités de noix qu’ils se sont enfournés sans pouvoir les avaler. La doma s’affirme aussi dans les sourires rouges et édentés qui vous accueillent partout où vous allez ainsi que dans les odeurs fortes _certains dirons de pet de yak_ qui vous assaillent dans toute boutique de quartier.
L’ « arbre à doma » est un palmier plante tropical, qui pousse un peu au sud du Bhoutan mais aussi et surtout en Inde. La doma est donc majoritairement importée, de même que la feuille, chaux et les épices _ si vous vous la jouer gourmet_ avec laquelle vous la consommer. On coince tout cela dans le coin de sa bouche (ce qui vous confère très vite une allure de hamster) et on l’on mâche tant que l’on peut. La noix est en effet très dure. Si on a de la chance, la noix finit par se fendre en deux puis par se fragmenter en mille morceaux devenus alors comestibles.
Pendant mon voyage sur le terrain, j’avais pris l’habitude de manger des quarts de doma. La doma présente en effet certaines vertus pour résoudre ou prévenir les cas de constipation, ce qui est appréciable lorsque l’on se doit de manger du riz matin, midi et soir… Le quart de doma après ce mois de terrain, je maîtrise. En l’absence de fruits et de légumes verts, la feuille verte ou « pane » qui entoure la doma semble même délectable…
Mais aujourd’hui sans moyen de couper ma demi noix en deux (mes dents ont déjà trop souffert en servant de casse noix), je me suis laissée tenter par la portion normale. Résultat jambes flageolantes, mains tremblantes, bouffées de chaleur. Bien loin de me tirer de mon nuage de sommeil me voilà plonger en son cœur, avec une seule envie m’allonger !
Et dire que certains Bhoutanais en consomment plus de 20 par jour (au point que l’on s’en serve comme exemple pour démontrer la capacité d’épargne des agriculteurs) et que d’autres recherchent ses effets combinés avec ceux du tabac.
Quelle petite nature je fais !


Bal masqué
23 juillet 2006
Non, je n’étais pas à Venise en ce samedi soir de juillet. Mais la sensation que mes partenaires avaient laissé leurs blocages au vestiaire était, elle, bien présente. Quelle fut l’origine de cette nuit de folie ?
Au départ, juste l’envie d’inviter à dîner les 4 membres de mon équipe “analyse filière”. Ils ont en effet bossé sans broncher ou presque pendant tout un mois de terrain, chose rare au Bhoutan où la culture du solitaire est fortement ancrée dans la fonction publique. En outre nous avions passé 4 semaines agréables marquées par une certaine complicité. Après avoir vécu à l’heure bhoutanaise pendant 1 mois, je voulais leur faire découvrir un peu de ma culture en les invitant à manger des pâtes ou pizzas dans l’unique restaurant occidental de Thimphu. Les trois membres masculins de l’équipe s’étant défilés les uns après les autres, j’ai invité deux autres de mes collègues et nous nous sommes offertes une soirée entre filles.
Elles que je vois tous les jours au boulot en « kira » sont arrivées en jeans ou pantalons serrés ; une première surprise.
La « full kira» c’est une pièce de tissu d’un mètre cinquante de large pour 3 mètres de long dans laquelle on s’emmaillote. Ajouté à l’ « anjou » sorte de chemise sans bouton et au « tego » veste sans bouton non plus, que l’on ferme avec des épingles à nourrice (pour moi) avec des broches toutes plus kitch les unes que les autres pour les bhoutanaises urbaines. La kira c’est la tenue traditionnelle du Nord Ouest et du Centre du Bhoutan maintenant reconnue comme tenue nationale ; tenue obligatoire que les Bhoutanaises se doivent de porter non seulement pour aller au travail mais aussi pour sortir dans la rue. Si à Thimphu on tolère les pantalons après les horaires de boulot dès que l’on sort de la capitale on encoure le risque de se prendre une amende pour une pareille faute. Les « vraies bhoutanaises (celles du nord) » se sentent parfois étouffées par cette tenue, qui vous fait rapidement ressembler à un sac à patates si vous n’êtes pas toute fine et juchée sur des talons aiguilles. Imaginez alors ce qu’il en est pour les Bhoutanaises du sud pour lesquelles ce n’est pas la coutume et qui vivent sous un climat qui transforme rapidement la kira en engin de torture. Lorsqu’il fait chaud, la « kera », ceinture dont on s’entoure étroitement, vous mord littéralement la taille. Je porte encore les marques de mon passage dans le sud il y a une semaine…
Mais revenons en à l’objet du jour, un samedi soir à Thimphu, capitale du Bhoutan.
Après avoir picoré nos pizzas _ mes collègues font très attention à leur ligne_, nous nous sommes dirigées vers la boite de nuit dans laquelle se tenait ce soir là une soirée caritative au profit de l’association bhoutanaise de défense des droits des femmes, RENEW.
Après avoir attendu que d’autres amies nous rejoignent, nous nous dirigeons vers les toilettes pour se refaire une beauté. Pas effrayées par l’odeur suffocante, elles nous enferment toutes dans ce bloc puant. En effet pendant que certaines se font belles, d’autres doivent tenir la porte bien close… Ce soir là, Sonam m’accompagnait. Sans avoir le temps de réaliser, me voilà entourer d’un concours de nudité. C’était à qui auraient le moins de tissu sur le corps ! Des pantacourts aux jupes ras la moule sans compter les t-shirts au décolleté plongeant. Un vrai festival de couleur. Tenues formées avec plus ou moins de goût _à leur décharge, il faut dire que les vêtements de type occidental qui nous arrivent à Thimphu sont bien souvent à la limite du vulgaire. Mais, de toute façon, la question ce soir n’est pas de savoir ce qui va avec quoi mais de montrer son corps autant que faire se peut. Corps jeunes et élastiques qui se satisfont mal d’être opprimés en permanence par cette kira qui les couvre du cou aux poignets et aux chevilles. Ce samedi était donc une soirée de libération, libération au son de la musique Hindi. Danser toute la nuit, jouer aux femmes fatales comme les actrices des Bollywoods qui nourrissent ici l’imaginaire. Les pères et les frères donneurs de leçons étaient ce soir oubliés.
De RENEW nous n’avons guère entendu parler mais les corps de femmes se sont exprimés. Un peu de prévention ne serait cependant pas inutile pour certaines de ces filles venues des campagnes qui risquent de damner leurs âmes au plaisir de la consommation et du tape-à-l’œil.

Bhoutan, entrée bienheureuse
22 juillet 2006
Le Bhoutan est en effet le pays où je vis et je travaille depuis fin février 2005.
Le Bhoutan est un royaume Bouddhiste de 47 000 km² pour 553 000 habitants qui vit un période cruciale de son histoire. Après s’être volontairement isolé jusque dans les années 70, il fait aujourd’hui le pari de s’insérer dans le monde sans perdre son âme.
Vivant encore sous un régime féodal jusque dans les années 50, le pays figure aujourd’hui au deuxième rang de l’Happy Planet Index, index développé par l’anglaise « New Economic Foundation » et qui prend en compte le degré de satisfaction des habitants, leur espérance de vie ainsi que l’empreinte écologique de la nation. Loin des comparaisons comptables du GDP, il s’agit ici d’estimer la capacité d’un pays à générer durablement des vies longues et heureuses. La France se contente du 129ème rang ; un peu mieux que les Etats Unis (150ème) certes.
Trois rois éclairés ont mis le Bhoutan sur ce chemin ; réforme agraire, reforme de la justice, décentralisation, maintien du couvert forestier à plus de 60 % de la surface nationale, bonne gouvernance, plans quinquennaux de développement. Le roi actuel, Jigme Singye Wangchuck, semble (même si je n’ai jamais eu la chance de rencontrer) bien au dessus de la moyenne. Il a commencé à gouverner son pays à 17 ans, ses pairs le jugeant tellement sage qu’ils estimèrent une régence inutile. Père du concept de Growth National Happiness dont les 4 piliers sont la croissance économique et le développement certes, mais aussi la préservation et promotion de la culture, la préservation de l’environnement et la bonne gouvernance. Roi tant apprécié et vénéré qu’il a plongé son pays dans la tristesse et le doute en annonçant le 17 décembre dernier qu’il souhaitait transmettre le trône à son fils en 2008. Ce garant du bonheur des Bhoutanais qu’il a doté d’un système éducatif et de santé gratuit estime que son pays est prêt pour la démocratie. Il l’a parcouru ces derniers mois expliquant à ses ouailles que la démocratie leur permettrait de se choisir de bons dirigeants, ce qu’une monarchie ne garantit pas. Oui mais lorsque l’on a bénéficié d’un roi extraordinaire pendant 34 ans, il est difficile de le laisser partir…
En outre, la démocratie recèle de nombreux challenges pour ces Bhoutanais qui ne disent jamais non et respectent tant l’autorité qu’ils ont du mal à prendre des responsabilités. Dans les communes rurales, les membres d’une même famille sont souvent obligés de répartir leur voix pour ne froisser aucun des leaders qui se présentent aux élections «des autorités départementales » (Geog Yargye Tshogchung)… Le risque est donc de voir les grandes familles qui se partagent déjà l’exploitation des ressources du pays, s’entre-déchirer pour le pouvoir. Mais si une personne aussi éclairée que le roi estime que son pays est prêt, j’ai envie de lui faire confiance.
Voilà une entrée parmi tant d’autres sur ce pays attachant que j’essaierai de vous faire découvrir dans les prochains postes.



Pas de deux
18 juillet 2006
Aujourd’hui, je suis comme une chenille qui hésite entre retourner dans sa vielle coquille ou former sa chrysalide.
Je reviens d’un mois de terrain, expérience totale de l’altérité, mais aussi et surtout rencontre avec le travail que j’aime et une personne en devenir.
Je n’ai pas vu d’occidentaux pendant plus d’un mois et je ne sais pas si j’ai envie de passer le restant de ma vie avec celui qui m’attend à la maison.
Tout est une histoire de parcours personnels et de difficulté à les combiner pour former un couple. Depuis que j’ai rencontré mister G j’ai changé. Les tourments de l’adolescence et questionnement existentiels se sont éloignés. Toujours présents, ils ne déferlent plus comme par le passé, m’épuisant et me privant de toute mobilité.
Je suis maintenant plus sure de mes choix, de mes différences, de mon identité. Est ce que je peux continuer à partager la vie de celui qui m’a vu abattue par les évènements ? Probablement, si nous avons toujours les mêmes philosophies de vie et aspirations pour le future… Plus difficilement si je veux suivre ma route et qu’il ignore toujours la sienne. L’avenir nous dira si notre expérience sera plus que Bhoutanaise.
Mais une impression s’impose, je suis à l’entrée d’une nouvelle ère, toujours bourrée de doutes je pose néanmoins mes pieds avec plus d’assurance sur le sol de la vie ; bien consciente qu’on ne vit qu’une fois et pour combien de temps personne ne sait. Les démons sont toujours là. Me rendant hésitante et rougissante parfois, ils me donnent aussi l’énergie d’avancer.



Envers Monde, Why?


18 juillet 2006
Envers monde, parce que parfois lorsque je vous lis j’ai vraiment l’impression de vivre dans un autre monde. Alors que vous devenez des grands avec vos boulots respectables et rémunérateurs, vos apparts et même pour certains vos familles, je poursuis ma petite vie d’étudiante. Etudiante parce que je suis loin d’avoir les sous pour m’acheter un appart mais aussi parce que ma principale activité est l’apprentissage. Comme tout le monde me direz vous. Peut-être, tant mieux alors, car je pense vraiment que c’est une chance de pouvoir m’enrichir tous les jours, de découvrir de nouvelles façons de penser, même si tenter d’interagir avec un environnement étranger réserve son lot de frustrations.
Un blog donc parce que même si je vis sous d’autres cieux, vous êtes toujours ma famille de cœur et d’esprit. Et j’aimerais bien, si possible, continuer à faire parti de vos vies présentes.

Mon amie du Tae kwon do, qui a franchi mers et montagnes pour venir me voir, m’a donné le déclic. Grâce à elle, j’ai non seulement repris conscience de mes racines, de qui je suis mais aussi du fait que ce n’est quand même pas si difficile que cela d’avoir un cybernétique chez soi (techniquement du moins, pour l’inspiration l’avenir nous le dira) et puis c’est franchement convivial. Avoir un bout de ma vie, un aperçu du Bhoutan du coin de votre pause café, cela vous dit ?

Quant au titre de ce blog ne cherchez pas. Ce n’est guère français mais cela sonnait doucement à mon oreille ; et comme je ne suis pas une perfectionniste, je n’ai pas cherché plus loin. Envers monde donc ou monde envers.
Je n’avais pas la prétention d’appeler ce blog « A l’usage du Monde » même si j’ai énormément apprécié le bouquin (Merci Nouk). Je n’ai jamais eu les sens suffisamment acérés pour déchiffrer le monde, ni le courage de le laisser construire le fil de ma vie. Mais j’ai néanmoins choisi la confrontation et l’échange avec l’autre. Dans ce blog, je tenterai donc de vous faire découvrir un peu de ce pays attachant tout en vous faisant partager mes doutes et coups de cœur du quotidien. Un mélange d’envers monde et d’envers vous, donc, dans l’espoir d’égayer votre pause café et de susciter quelques messages en retour.
Bisous et bien à vous.